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Bagheera Poulin, comédienne, écrivain...
    
 

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Mémoires d'un Piano

Ceci n'est pas une pipe

 

 

Ceci n’est pas une pipe, n’est-ce pas ?

Et moi je suis un piano…

Je suis né en fin d’journée. Vers les 18 heures, à Fontenay sous bois… j’me
souviens…Le premier jour de la grève chez Gaveau ! Je suis l’dernier-né
avant qu’ils s’arrêtent tous de travailler… Dans ce temps-là, en 36,
c’était pas comme maintenant… Dans les usines on travaillait encore à la
main, ah ! ça rigolait pas tous les jours… Ça bossait dure pour pas gagner
grand chose… Il n’y avait pas encore d’allocations, ni d’assurances, il
n’y avait pas la télé… Un autre monde quand je suis né… La technologie
c’était pas comme aujourd’hui, on n’était pas assisté par des machines et
les hommes, en somme c’étaient eux les bêtes de sommes : moi j’étais un
piano et j’ai jamais fonctionné à l’électricité ! J’dis pas qu’c’est moche
maintenant, mais quand j’entends tous ces sampleur, j’me sens gâteux…
Pourtant j’en ai traversé des pages d’histoire… Mon vieux ! Dès l’premier
jour que j’ai ouvert les yeux, on peut dire qu’il y avait du mouvement… Je
suis arrivé en plein front populaire. Les hommes de c’t’époque, ils
allaient changer d’vie, c’est ça qu’il faut comprendre… On leur avait tant
promis d’chose que cette fois-ci, ils’sont tous mis ensemble pour faire la
grève : tous contre les patrons… Mais en chantant s’il vous plait ! Et
dans la joie….

J’me souviens du Dédé qui chantait ça… D’la joie d’la joie, c’était lui
l’joyeux dans l’histoire… Il avait hérité d’une voiture et il proposait à
ces demoiselles d’aller faire un tour en leur chantant sa joie à lui… Elles
revenaient toutes ébouriffées avec un sourire béat… Faut dire qu’il était
beau garçon… Un vrai défilé de pépettes endimanchées d’vant sa voiture et
il disait :
" C’est à qui l’tour pour mon manège aujourd’hui ? "
" on l’connait ton manège on la sait bien par cœur ta chanson,
t’avises pas d’aller promener ma fille ou t’auras d’mes nouvelles mon
salaud "

C’est qu’le Richard il était pas content… Et pas commode non plus… Sa
p’tite Janine elle en pinçait pour Dédé, mais comme l’amitié c’est sacrée,
il y touchait pas et la pt’ite elle boudait sacrément. Un beau brin
d’fille, à peine 17 ans… Il lui souriait de loin, elle se pâmait… Qu’est-ce
que vous voulez… Les histoires d’amour on peut pas les empêcher… Quand
c’est fatal, c’est fatal et ces deux-là, ils étaient tombés amoureux
malgré les gros yeux du Richard… Un peu d’patience les tourtereaux…

Déjà, grâce à la grève, ils pouvaient s’voir et s’yeuter à gogo sans
s’faire pincer…
Fallait la voir la grève… Tous les gars d’chez Gaveau qui sortaient les
accordéons et les femmes des ouvriers qui s’amenaient en renfort avec
paniers garnis et les mômes qui suivaient derrière…

Une grande fête pour ma naissance, j’vous jure… Moi j’entendais tout ça du
fond d’mon oreille absolue… Ils m’tapaient d’ssus pour dire qu’ils étaient
contents… Y’en a peu qui savait vraiment m’jouer, comme ils disaient :

Voix - moi j’les fabrique les pianos, j’suis pas d’la haute et on m’a pas
appris à jouer…

En fait, y’en avait qu’un qui savait m’faire sonner… Et celui-là… C’était
mon maître ! Un type du genre unique qui faut pas emmerder mais qui vit
pour la musique… Dès qu’il a posé ses doigts sur moi : c’était l’coup
d’foudre ! Mozart ou Bach, Beethoven ou Debussy : m’en foutais : tout c’que
j’voulais c’était qu’il joue… Mais ça, c’était pour plus tard… C’t’été 36
J’l’avais pas encore rencontré mon prince… Il s’planquait en taule pour
avoir foutu son poing dans la gueule du patron à cause d’une fille
évidemment : la sienne… C’est qu’les riches, ils aiment pas les mélanges
avec petites gens, même si c’est des artistes et la gosse elle s’est
r’trouvée dans une pension du genre école de maintient juste après avoir
connu l’bonheur entre les bras d’mon seigneur… Paraît qu’elle tenté d’se
suicider, la pauvre tellement qu’elle en était mordue d’son musicien… Il
s’en est fallu d’peu. Lui… Il a pas connu la grève…
Il manquait pour la musique… Les autres, ils chantaient les airs à la mode
en s’accompagnant comme ils pouvaient mais on peut pas dire que je servais
beaucoup… À part pour poser des godets… Mais ça m’fait des souvenirs…
C’était gai ! Rien d’une révolution à la française… Une rêve partie dans
la cour de l’usine, des farandoles et d’la java le tout arrosé comme il
faut d’un p’tit jaja qui leur coule doux sousl’goulot…

Le gars qui m’a monté, un fumeur de disques bleu infatigable, celui qui a
assemblé le corps et les touches, qui m’a vissé, essayé, dévissé, accordé,
il causait avec un autre qui s’appelait Jean l’militant, à propos d’la
politique et d’ses mouvements qui s’emmêlaient d’partout… Ah, c’était
l’bazar en 36… J’entendais qu’ça la politique et j’y comprenait rien… Quand
c’était pas l’militant qui la ramenait sur ce sujet c’était la radio qui
prenait l’relais… Faut dire qu’l’époque était chargée. Et le peuple,
d’après c’qui disaient sur les journaux, y s’bougeait dans les rues…

 

Chez Gaveau ils ont failli en v’nir aux mains … Mais tout ça ça vaut rien…
Pourquoi faire la violence ? C’est pas comme ça qu’on fait avancer la
musique… Les patrons et ceux qui ont les sous, ils peuvent pas voir midi à
la porte des ouvriers ! D’où l’expression… Et pareil dans l’autre sens…
J’fais l’pari qu’on les aurait changé d’condition : les patrons à la place
des ouvrires et les ouvriers à la place des patrons, au bout d’un moment,
forcément… Ce s’rait r’parti pour un tour de bêtise à l’envers… Quand on a
les sous et l’pouvoir on veut tout faire pour le garder… On se sent
supérieur… Et quand on a rien on voudrait juste un peu… On s’bat pour ça…
Mais plus on en a… Moins on s’en rend compte… C’est pas près d’arrêter, moi
j’vous, même à notre époque de haute technologie… C’est infini l’humanité,
qu’est-ce qu’on peut y faire : c’est comme ça… On a beau s’déguiser avec
des titres, des partis et tout c’qu’on voudra bien mettre comme étiquette,
un homme c’est un homme…

Et moi, c’est la musique qui m’fait vibrer… Elle, elle s’en fiche la
musique de savoir si t’es riche ou si t’as rien, tout c’qu’elle veut c’est
la justesse… Rien à voir avec la justice…

Chez les dirigeants il y avait ceux qui croyaient aux idées d’extrême
droite et les autres qui croyaient aux idées socialistes… Et même chez les
prolots tout ça s’mélangeait… L’gardien qui gagnait pas un rond et qui
aurait dû être du côté des ouvriers c’était l’pire des mouchards… Il
faisait du zèle celui-là… Sonnait pas juste le mec… C’est pour ça qu’on
s’en fiche un peu au fond des étiquettes… Ça empêchera jamais la connerie
d’être humaine… Et l’humanité d’être paradoxale !

Enfin… Ils auront fait avancer un peu la machine, tout d’même… Les p’tits
gars qui veulent jouer les artistes et prendre des cours au moins maintenant
ils peuvent grâce aux avantages sociaux…

C’est une belle chose qu’ils ont fait d’lutter comme ça les grands-parents
: mais ça : aujourd’hui, on s’demande si on s’en rend compte que pépé et
mémé étaient des galériens pour la plupart… Vu qu’tout l’monde se r’trouve
avec le même air d’abruti d’vant la sainte télé faut pas venir chercher
pourquoi ça réfléchit plus assez !

C’qu’ils voulaient les ouvriers d’chez Gaveau en premier lieu, c’était
d’revoir les salaires à la hausse : faut dire qu’ils avaient des miettes…
Mais les dirigeant ils voulaient rien entendre. Ils avaient beau faire
grève aucune négociation n’étaient envisageables… Là-dessus, le fils
Gaveau, c’était pas un homme à faire changer d’avis ! Malgré qu’le
directeur financier essayait de l’adoucir, vu qu’il craignait pour la suite
: à cause de la politique en général et les pianos qui s’faisaient pas tout
seuls, il se bouchait les oreilles…

 

Les gars de la délégation faisait sonner la sirène tout l’monde devenait
sourd mais il n’a pas flanché de tout l’été…

Il faut qu’j’avoue, que ma fierté était d’être le seul et l’dernier qui
restait à l’usine… On m’astiquait sans cesse, on prenait soin d’moi…

Pensez donc, ces gars, ils avaient l’amour d’leur boulot quand même… Ils
étaient pas peu fiers de fabriquer des pianos… C’est qu’les personnalités
d’la chanson par exemple ils v’naient s’fournir chez eux…

Faut r’donner à Cesare c’qui lui appartient et toutes ces familles de
travailleurs en ont fait des efforts pour améliorer leur sort. C’est pour
ça qu’ils avaient pris l’dessus auprès du patronat… Ils étaient soudés,
organisés dans leur syndicat unifié…

À un moment, il y a eu scandale quand même… Tous ces gens qui rêvaient et
qui r’montaient leurs manches pour danser au lieu d’faire tourner la
production, ça faisait pas l’affaire de ceux qui appartenaient aux ligues
extrêmes droites, dissoutes de partout : autant dire qu’y faisaient tout
pour reprendre un peu du poil de la bête. Ils ont tenté à un moment une
savante manœuvre de division… Faut dire qu’ils avaient d’quoi s’inspirer
dans l’monde et qu’il y avait un tas d’motivations du côté d’l’Allemagne,
de l’Italie et d’un coup de l’Espagne…

Parmi les dirigeants d’l’usine, y’avait ceux qui s’retrouvaient du côté
fasciste et qui croyaient dur comme fer qu’il fallait tout faire pour pas
laisser les bolcheviques grignoter du terrain… Ils avaient constitué un
syndicat avec des projets du genre organisation de loisirs pour les
ouvriers… Tout un programme bon enfant, avec sorties champêtres,
compétitions sportives enfin des trucs alléchants pour avoir un bon nombre
d’adhérents… En fait, le siège était à Vincennes, une sorte de bistrot où
les ligues fascistes complotaient… Enfin tout s’est su parce que tout se
sait toujours un jour ou l’autre…

Voix: Les fascistes, bien que dissous, continuent leur œuvre de diviser les
travailleurs au profit des capitalistes. Ils veulent diviser les ouvriers,
alors qu’ils savent bien que c’est les ennemis du peuple qui profitent de
leur division. Nous mettons en garde les travailleurs de chez Gaveau et
nous profitons pour les informer que, s’ils veulent se distraire, leur
syndicat, le syndicat unifié des travailleurs, leur donne toutes les
possibilités désirables pour qu’ils possèdent une section sportive et
diverses sections culturelles….

Toutes ces propagandes qui arrivaient de tous ces cerveaux en ébullitions…
Ceux qui s’mettent à droite face à ceux qui s’mettent à gauche et vas-y
qu’ça s’affronte, ça discute intérêts, ça invective à haute voix et ça
s’bouscule au bastingage de la conscience… Même les artistes, ils
n’savaient plus à qui donner leur tête… Faut choisir son camp : voilà c’qui
faut… Les communistes, les fashos, les socialistes, les conservateurs… Des
tonnes de gens qui s’disent entre eux qu’y plus d’avenir ou bien
l’contraire que tout reste à faire… Sans compter qu’le commerce il fallait
bien l’faire tourner… Une bande de types un peu bizarres avaient inventé
l’idée du surréalisme et c’est fou c’qu’ils avaient raison au fond : vu ma
position d’piano, faut bien l’avouer : les hommes ont des manières de
vivre au monde complètement surréaliste….

 

Tous ces mots pour dire qu’il y a les riches d’un côté et les pauvres de
l’autre et qu’tout l’monde tient bien son rôle: c’est fou quand on y pense…
Moi je n’ai que 7 notes ! Et j’m’en porte pas plus mal… Mais eux, les
hommes, ils ont fait des phrases et des phrases pour arriver à fabriquer
l’histoire et cet été-là, les masses qui n’avaient pas l’droit d’parler
ont pris la parole. Et d’un seul coup le gouvernement a dû faire face à des
forces collectives organisées :

Les mots, les maux… C’est pas l’tout d’parler dès fois… Faut savoir faire
avec les sentiments… Et pour le coup, après avoir attendu tout l’été
qu’les patrons cèdent aux ouvriers chez Gaveau, c’est un geste tout simple
qui a débloqué l’conflit… J’m’en souviens, c’est l’jour où j’ai eu l’coup
d’foudre pour ses doigts… Un coup double, comme on dit… Un matin, v’la t’y
pas qu’un beau gars tout brun, pas au format des autres, avec des ch’veux
longs et des mains… Avec des bagues comme les anciens… Il m’reluque, j’le
sens s’approcher, il m’ouvre, il pose un doigt, et puis deux et puis
finalement les mains et v’la qu’il commence à m’faire chavirer sous une
romance… D’un coup il s’arrête. Silence.

Tous les gars d’l’usine l’entouraient et ils se sont mis à l’applaudir. Il
a dit :

Voix - Sonne pas bien celui-là… Qu’est-ce que vous foutez quand vous faites
grève ?

Personne n’a moufté. Il s’est penché au-dessus d’moi et là : il s’est mis
à m’déshabiller… Plus d’coffre, à nu qu’j’étais… J’savais pas qu’on
pouvait m’faire frissonner comme ça… En même temps j’me sentais à poile au
milieu du monde et l’grand brun qui trifouillait dans mes entrailles…
Alors, j’ai vue l’patron passer d’vant l’assemblée. Tout l’monde s’est tu
une deuxième fois. Il avait l’air étrange, un peu mou on aurait dit. Il a
d’mandé :

 

 

Voix : t’es r’venu, toi…. Qu’est-ce que tu fous ici ? Ça t’a pas suffit la
prison ?

Silence…Mon beau brun s’est avancé et il a dit :

Voix :J’suis r’venu pour m’excuser de vous avoir frappé. Mais j’voulais
vous dire que mes sentiments pour votre fille ont pas changés et que si
vous vouliez m’donner un poste un peu important, j’pourrais l’entretenir
correctement en l’épousant… Vous savez pas jouer du piano, moi oui.
J’pourrais en faire des démonstrations pour les clients…

Le patron a eu l’air de s’étrangler d’vant tout c’culot et il est parti
dans son bureau. Autour, les gars d’l’usine ont gardé leur silence un
moment.. et une fille a applaudi : les autres ont suivit. Alors, il a dit :

Voix : Quel est l’couillon qu’y oublié son mégot dans l’coffre ?

J’ai eu la sensation qu’on m’retirait un morceau et juste après ça allait
mieux… Il a tout fermé et il s’est mis à jouer avec passion…

 

Comme un fou ! Plus rien ne comptait que ses doigts qui courraient sur mes
touches pour faire sortir Saint Saens et prouver au patron qu’malgré la
prison c’était pas un mauvais gars mais un virtuose…C’était un homme
amoureux et tout son malheur passait dans ses doigts… J’avoue qu’l’amour…
C’est le sentiment d’grâce et quand on la contrarie ça peut très mal
tourner… Comme les amants qui s’tuent et les Roméos et Juliette, faut pas
rigoler avec ça, dès fois ça pardonne pas… C’est peut-être pour ça qu’le
patron il a pas insisté…
Et la grâce, ce jour-là elle est venue s’poser dans l’usine pour donner
des idées à tout l’monde….

Un ouvrier a dit : tient ! C’est l’anniversaire du patron ! Et ils ont eu
l’idée d’envoyer une jeune ouvrière qu’y avait l’visage gracieux avec un
bouquet d’fleur et ça, ce geste-là : a fait tout basculer…. L’était
tellement ému le grand chef, qu’il a pris sa plume et il a enfin signé tout
c’qu’ils demandaient : les augmentations, les levées d’sanction…

 

 

C’était la fin d’la grève… Un vrai film ce jour-là. Sans compter qu’la
fille est arrivée, quelqu’un l’avait prévenu, peut-être son père qui sait
? Et elle s’est jetée dans les bras d’mon maître en l’embrassant à chaudes
larmes…

Voix : T’as d’belles mains tu sais !

Un film, j’vous dis, avec mouchoirs à la sortie et tout est bien qui finit
bien malgré t’a les tripes toutes retournées… C’est ça qui est beau chez
les humains : leurs renversements surréalistes.

C’était la fête, quoi… Histoire de marquer des points et d’faire bouger les
choses… Ils ont gagné les gars d’l’usine, qu’ils disaient… Ils y croyaient
! Et c’était vrai… Pour la première fois, ils allaient prendre des vacances
grâce aux congés payés…

C’était à eux d’rêver un peu… Bien sûre que tout l’monde n’était pas ravie
: on les appelait les salopards… Quand ils arrivaient sur les plages, eux
qui n’avaient jamais vu la mer, ils s’en foutaient pas mal d’la bonne
conduite… Toujours les uns sont là pour critiquer les autres et le commerce
aux dents longues pour faire fructifier l’argent… Les congés payés, le
temps de travail réduit, c’était du rêve à prendre, du rêve à vendre… Du
rêve à consommer :

Et aujourd’hui encore j’entends l’échos d’hier… Je’vois tous ces gens qui
bouclent bagages pour s’en aller en vacances…

Trève… Ils font trève, un peu… Pour chanter… Ils font trève au milieu d’la
grève… Au milieu d’la guerre… Un peu de trève pour me laisser exister un
peu… Pour faire danser …

 

 

FIN