Marc Delouze : Tripoli

Pour La Libye, en ces temps terribles, comme pour le Japon, il est temps pour nous d’ouvrir les livres….

(…)

les narines tisonnées par les odeurs d’épices et de putréfaction, les
semelles calfatées de gadoue, j’arpente le mauvais macadam des ruelles aux
murs lézardés que même le sourire vorace du Guide a désertés, je m’enfonce
au plus profond de la médina

TRIPOLI-LIBYE

apercevant de loin en loin une portion du port entre des collines de
gravats hérissées de carcasses de sommiers, de réfrigérateurs défoncés, de
fauteuils éventrés, de sacs en plastique noirs que le vent fait vibrer comme
des ailes de corbeaux morts, m’arrêtant parfois devant de splendides portes
de bois sculpté maquillées de stucs et de céramiques comme des yeux
d’antiques jeunes filles tournées putains délabrées, contournant des mosquées
minuscules et proprettes aux minarets fins et pointus comme des javelots,
débusquant sur des vitrines les stigmates de l’ancienne langue occupante

Lava-Seco

je tente de remettre mes pas dans les traces laissées deux ans
auparavant
séduits par la simplicité des relations, la beauté familière des maisons et
l’absence de touristes, un soir
t’en souviens-tu ?
nous avons rêvé de monter là la tente de notre vie
traînant derrière moi l’ombre d’une invincible nostalgie je retrouve le
lieu

Turk Market Motel

Occupying of Turk Market Historical era Which was Established By M
Mohamed Basha Elkardali Who Ruled Between (1687-1701)

avec ses quatre chambres sommaires situées en haut d’un escalier étroit
et raide, l’une d’elles
je la reconnais
n’a pour toute ouverture qu’un fenestron donnant sur le couloir,
poussant la porte je reçois en plein visage la lumière violente d’un néon qui
fait hurler le vert cru des murs grossièrement bétonnés, sur le lit défait règne
un désordre de vêtements appartenant sans doute à un de ces travailleurs
immigrés venus d’Afrique Noire ou du Maghreb, officiellement « Frères
d’Afrique », pratiquement esclaves, le ventre noué, je ressors sans avoir
rencontré âme qui vive
sinon la mienne
remontant la ruelle jusqu’à l’orée de la médina, je m’accorde une pause
sous la treille outragée du café Maiden Aliwa, m’assois sur une chaise en
plastique et commande au serveur sénégalais qui me reconnaît
– Où est la gazelle mon frère ?
un grand verre de ce thé rouge à la consistance de sirop dont j’ai oublié
le nom, je grignote quelques brioches
un court instant je m’abandonne au désespoir de ne pouvoir
téléphoner
à qui ?
pourquoi ?
qu’elle m’imagine à nouveau perdu dans le réseau inextricable des
ruelles et déboucher sur un rivage de fin du monde bordé de maisons aux
façades déchirées par le vent ?
qu’elle m’entende dénouant ma gorge sur la plage de sable au bout de
ce quartier misérable ?
qu’elle me voie courir plus vite que mes peurs ?
trop tard car c’est déjà la nuit, assis à croupetons sur un tabouret
branlant posé sur le trottoir d’un des nombreux cafés égyptiens mal famés
tapis derrière la Place Verte, je fume une dernière chicha avant de m’en
retourner vers le quartier des ambassades et des grands hôtels, traversant la
place d’Algérie, contournant l’ancienne cathédrale transformée en mosquée,
faisant un large détour par les jardins poussiéreux du Palais du Peuple
illuminé et désert, longeant le mur de la Mission des Nations Unies, pressant
le pas, l’estomac serré par la faim, traversant la rue du Centre culturel
français, échappant à la chape de nuit qui s’est abattue sur la ville je regagne
enfin l’hôtel Waddan
un cinq étoiles dont quatre au moins doivent errer quelque part dans le
gourbi du ciel
dans la chambre je déballe les emplettes faites en chemin, étalant sur la
planche au vernis écaillé qui se descelle du mur deux bananes, un yoghourt,
deux tomates, un paquet de lamelles de fromage de Hollande, une bouteille
d’eau que je bois avec avidité
(une envie de pleurer lui donne terriblement soif)
fume trois cigarettes d’affilée en bâfrant mes bricoles, m’allonge sur le
lit, me tripote un peu afin de vérifier que mon corps est bien là, me retient
comme on écrase une blatte sur une paillasse, ouvre un livre, Le Bavard
le laissant tomber je m’endors en reniflant l’odeur de fleur fanée d’un
présent qui n’existe pas

(…)

Marc Delouze, extrait de « C’est le monde qui parle », récit (Verdier 2007)