Depuis pas mal d'années, je "bombe" sur des
murs délabrés de grandes cités, estimant
que se sont des espaces à colorier et qu'il est possible
d'inverser le sentiment de chagrin engendré par leur état
de désolation. Dans des quartiers qui souffrent de quelque
chose et qui, malgré toutes les atteintes, possèdent
encore une histoire et véhiculent un mythe. Ou bien à
des endroits de la cité à haute valeur symbolique.
Paris : Belleville, Ménilmontant, Pont de Crimée;
Lisbonne : Bairro Alto, Alfama, ligne de tramway N° 28; Bogotá
: La Candelaria, le mur du Palais de Justice sur la Séptima,
El Cartucho (si je peux) ...
Un "bombage" représente une image possible
parmi d'innombrables autres, une petite scène, comme une
vignette dans une bande dessinée ou comme une vision fugitive
dans un songe. Parfois, c'est un mur précis qui fait naître
l'idée d'un bombage, d'autres fois c'est tout le contraire,
j'ai une idée de bombage pour laquelle j'attends de trouver
le mur correspondant.
Je conçois puis découpe des pochoirs en carton
pour définir les éléments d'une image désirée,
d'un bombage. Il y a redondance des éléments utilisés
: la silhouette noire d'un homme portant gabardine et chapeau
feutre, un parapluie, une petite valise, un ou plusieurs ballons,
oiseau(x), fleur(s)... Il y a redondance aussi dans la nature
même du concept de pochoir, puisqu'il a - depuis toujours
- pour fonction première de permettre la reproduction
à l'identique. La difficulté est de jouer avec
cette redondance, c'est-à-dire de ne pas répéter
bêtement, mécaniquement. De donner donc de produire
du nouveau. De créer ainsi de la surprise malgré
la familiarité - un mélange de contraires. Finalement,
mener une digression sans message, sinon qu'il reste possible
de sourire et de rêver. Car puisque Nemo c'est personne,
comme tout le monde donc, il rêve.
Enfin, dans la rue - phase action - je projette de la peinture
avec des bombes aérosol sur les pochoirs sélectionnés.
A des endroits préalablement repérés. Le
jour voulu. Et non la nuit : je ne me cache pas et cela me permet
d'être en contact direct avec les habitants du quartier
et avec les passants.
Mon but consiste à proposer à ce public si varié
"des gens de la rue" une série d'images uniques
offrant chacune une variation d'interprétations la plus
libre et donc la plus large qui soit. L'important n'est pas dans
ce que je pense, dans ce que j'ai voulu ou tenté de dire,
mais réside au fond de l'émotion unique, particulièrement
intime et lointaine, ressentie par ceux qui se sentent "touchés"
par cette forme d'expression.
A Bogotá, par exemple, j'entreprends de peindre une
centaine de bombages, tous différents bien sûr.
De réaliser une série dans laquelle le bonhomme
noir se déplacera dans toute la ville en utilisant des
moyens de locomotion différents : à pied d'abord,
en pirogue ensuite, puis en vélo à une roue, en
vélo à deux roues, en tandem, en moto, à
ski, en patins à roulettes,... Toujours avec quelques
accessoires en couleurs. Avec des variantes typiquement "colombiennes",
un bateau en papier ("Como un barco de papel"), un
chariot à roulettes, un hamac, un perroquet ... !
Bogotá
- le palais
de justice -
D'incessants et répétitifs messages visuels
défigurent la cité de la façon la plus légale
qui soit. La publicité et la signalétique règnent
en maîtres absolus sur l'univers des images urbaines, produites
par milliers pour des millions de gens. Les graffitis politiques
ou personnels tentent de faire diversion mais ils restent minoritaires
ou pauvres. Un manque existe dans les villes. Il s'apparente
à ce que nous vivons dans les rêves, sans que je
ne puisse aucunement justifier cette intime conviction. Mon travail
va dans cette direction. Lintervention graphique dans la
cité ne saurait cependant se prévaloir d'être
la seule voie possible pour combler cette absence. Heureusement
d'autres formes existent.
En tout cas, l'expérience graphique ne se résume
pas aux oeuvres picturales qui se réalisent et s'admirent
tranquillement à l'intérieur de lieux clos, protégés
et dédiés à l'usage d'un certain regard.
L'extérieur existe bel et bien; il offre une myriade de
territoires suspendus au temps, des brèches éphémères
mais sans cesse renouvelées, qui permettent l'expression
publique d'une créativité graphique; d'une liberté
et d'une humanité donc.
Et d'une résistance active toujours aussi nécessaire.
Nemo
Bogotá - 26 novembre 1996 - Envoi à la revue
Carnet de Bord - Association Française pour lAction
Artistique
Ministère des Affaires Etrangères - Paris
Texte publié en mars 1997