LE palais Altinengo, dont il sera parlé
dans ce récit, nest pas celui que les touristes
admirent sur le Grand Canal, pour sa façade lombardesque
ornée de disques de serpentin et le Neptune à deux
tridents qui veille au linteau de sa porte marine, car lantique
et puissante famille des Altinengo, lune des plus illustres
de la Sérénissime République, possédait
dans la cité ducale plusieurs demeures bâties à
des époques variées, et situées en des «
sestieri » différents.
Le fait, dailleurs, nest
pas rare à Venise. Ny compte-t-on pas plusieurs
palais Grimani, lun à S. Polo, lautre à
S. Tomà ; un autre à S. Luca et un autre à
Santa Maria Formosa, auxquels sajoute le Grimani della
Vida ? Il en est de même pour les palais Contarini. Le
Contarini-Fasan a pour frères le Contarini degli Sorigni,
le Contarini delle Figure et le Contarini del Bavolo. Trois palais
Mocenigo bordent côte à côte le Grand Canal
qui senorgueillit également de trois palais Corner
: le Corner-Spinelli, le Corner della Cà Grande et le
Corner della Regina.
Or, si tous les guides mentionnent deux
des palais Altinengo, celui de S. Staè et celui de S.
Benedetto, aucun ne signale le troisième, et cest
justement ce dernier dont le souvenir se trouve mêlé,
je ne dirai pas au plus singulier et au plus inexplicable épisode
de ma vie, mais au seul inexplicable et singulier événement
de toute mon existence. Il ny a rien de bien étonnant,
dailleurs, à ce que ce troisième palais Altinengo
ait échappé à mes investigations de promeneur
vénitien. Personne ne peut se vanter de connaître
entièrement Venise, quel que soit le nombre des séjours
quon y ait fait et le temps quon y ait passé
; personne, excepté peut-être mon ami Tiberio Prentinaglia
Mais avant darriver aux circonstances qui mamenèrent
à être, durant plusieurs mois, lhôte
de cette étrange demeure, il est nécessaire que
je dise quelque chose des raisons qui, en cette fin de septembre
189
, me déterminèrent à reprendre
une fois de plus le chemin de la Cité bien-aimée.
Sur ces motifs, je serai bref, car ce
nest pas une « confession » que jentreprends
ici. Jai toujours répugné aux confidences,
ne me jugeant pas assez intéressant pour solliciter sur
moi-même lattention dautrui. Tout ce que je
veux me permettre, cest de noter sur ces feuillets certains
faits que jose qualifier de singuliers, et qui le paraîtront
plus encore par ce quil y a dinattendu à ce
quils aient eu pour témoin un personnage de ma sorte,
car rien ne me préparait, en effet, au rôle tout
involontaire que jai joué dans cette histoire.
Je suis un homme des plus ordinaires
et qui ne se distingue du commun par aucune capacité spéciale,
ni par aucun mérite intellectuel qui ait de quoi le mettre
en vue. jai toujours vécu pour moi-même et
jai toujours trouvé tout naturel de passer inaperçu
aux yeux des autres. En effet, rien en moi de distinctif, pas
même ce goût pour Venise que je partage avec des
milliers de gens, et dont je ne prétends point tirer avantage.
Jaime lItalie, et Venise en particulier, modestement
et sans en rechercher aucun lustre. Jamais je nai eu lambition
de figurer sur les carnets mondains, parmi les notabilités
de la place Saint-Marc et les vedettes des Procuraties. Nul écho
de journal élégant na signalé ma présence
sur la lagune, aux époques où il est de bon ton
de sy montrer. Venise na pas été pour
moi un prétexte à arborer des complets remarqués
et des cravates sensationnelles, pas plus quun moyen dentrer
en relations avec les célébrités cosmopolites
des arts, des lettres, de la finance et de laristocratie
qui jugent utile à leur gloire dêtres vues,
une fois lan, sur la Piazzetta, entre la colonne du Lion
et la colonne du Crocodile.
Jajouterai même quà
défaut de considérations mondaines, ce ne sont
pas davantage des curiosités esthétiques qui mont
conduit à Venise, non que je ne sache cependant apprécier,
tout comme un autre, les beautés dune architecture,
dun tableau, dune statue. Je ne suis ni un ignorant,
ni un imbécile. Aussi ai-je goûté à
Venise les plaisirs quelle offre au voyageur en cet ordre
dagrément. Ni le Palais ducal, ni Saint-Marc ne
mont laissé indifférent. Jai même
acquis une certaine connaissance de lart vénitien
en ses manifestations diverses. Je ne suis insensible ni à
la délicate merveille dune dentelle, ni à
la fragile perfection dune verrerie. Lhistoire de
la vieille Venise des masques et des sérénades
mest assez familière en ses moeurs et ses particularités.
Jai lu le Président de Brosses et pratiqué
Casanova, mais Venise me suffit en elle-même et je nai
pas besoin de son passé pour subir le charme de son vivant
enchantement.
Oui, et je tiens à le bien établir,
mon amour pour Venise fut toujours un amour sain et simple, un
amour familier, exempt de snobisme et desthétisme,
exempt aussi de romantisme, réaliste si lon peut
dire et fait de convenance à la fois spontanées
et réfléchies. Venise me plaît infiniment.
Jaime son climat, sa couleur, sa lumière. Le genre
de vie quelle permet et quelle impose sadapte
à mes goûts. Jy jouis dun bien-être
particulier au milieu des choses qui occupent agréablement
mes yeux et mes pensées. Nulle part, mes journées
ne sécoulent avec une plus douce facilité
et la solitude même y est sans amertume. Nul lieu au monde
où lon sappartienne mieux à soi-même
et où lon se supporte avec moins dennui. Ce
genre de satisfaction que me donne Venise mexplique pourquoi
jy ai mené une existence assez retirée. En
mes nombreux séjours, jy ai fait peu de connaissances,
ce qui me fut facile, nétant pas de ceux dont la
présence sollicite la curiosité. Dailleurs,
jai toujours évité de me trouver à
Venise à lépoque où elle devient le
rendez-vous à la mode et où les belles mondaines,
les snobs désoeuvrés et les esthètes prétentieux
tiennent leurs assises sur la place Saint-Marc avec le sentiment
daccomplir un rite de haute élégance, de
suprême chic et de raffinement inouï.
Sur ce point encore, je me permets dinsister.
Jamais je ne me suis cru obligé de vivre à Venise
« autrement » quailleurs, dans une exaltation
particulière et dans un état desprit inaccoutumé.
Jamais je ne my suis attendu à des impressions exceptionnelles.
Venise ne fut jamais pour moi la « Ville du Rêve
» (bien quà écrire ces mots je ressente
une hésitation que lon comprendra mieux par la suite)
; au contraire, je ne lui demandais rien de plus que sa charmante,
son originale, sa douce réalité. Quon y descendît
de wagon pour monter en gondole me paraissait tout naturel et
ne me suggérait aucun étonnement. La gondole me
semblait un véhicule comme un autre. Jétais
insensible à son prestige de romance, mais jappréciais
lélégance marine de sa forme, ses qualités
nautiques, tout en lui préférant de beaucoup la
promenade à pied parmi le dédale des « calli
». En un mot, le fait dêtre à Venise
ne me conférait à mes propres yeux aucune dignité
spéciale. Je nen concevais ni orgueil, ni vanité.
Venise me plaisait ; je laimais ; je subissais avec joie
son charme et son prestige, mais je nen attendais que ce
quelle donne à chacun. Je ne suis pas de ceux que
Venise a ensorcelés par avance et au doigt de qui elle
a passé son anneau magique, et je ne me suis jamais drapé
dans le manteau du romantisme vénitien.
Les circonstances qui me conduisirent
pour la première fois à Venise furent, dailleurs,
les plus simples quil se puisse imaginer. De vieux amis
de ma famille, M. et Mme de C
, y habitaient depuis plusieurs
années. Ils y avaient loué létage-noble
dun palais situé à San Trovaso et lavaient
aménagé avec le confort le mieux entendu. Cet étage
consistait en une vaste galerie accompagnée dun
certain nombre de pièces, le tout garni de ces aimables
vieux meubles vénitiens que lon découvrait
jadis chez les antiquaires. Ce mobilier se composait de commodes
ventrues, de canapés et de fauteuils plus ou moins baroques,
darmoires, détagères et surtout de
miroirs. Les C
sétaient retirés là
par goût de la tranquillité et du silence, avec
le désir dy finir en paix leurs jours qui ne promettaient
pas dêtre longs. Mme de C
était dune
santé délicate et son mari souffrait dinfirmités
sans remède. Ce fut une aggravation subite dans létat
de M. de C
qui me détermina à faire le voyage
de Venise, mais quand jy arrivai la crise dangereuse était
passée, assez pour que les C
me retinssent auprès
deux, de telle sorte que je demeurai un grand mois lhôte
de ces gens charmants et que jaimais bien.
Ah ! lagréable séjour
et quel bon souvenir jai gardé du vieux palais de
San Trovaso et de sa douce et familiale atmosphère ! M.
de C
ne voulait pas que son impotence mempêchât
de jouir des plaisirs de Venise et Mme de C
, malgré
les soins à donner à son mari, se chargea dêtre
mon guide. Cétait une femme intelligente et instruite
; elle ne lassa pas mon attention et ne fatigua pas ma curiosité
en me surchargeant de visites déglises et de musées.
De la Venise artistique elle ne me montra que ce quil en
fallait pour minspirer le désir de la connaître
un jour plus à fond. Pour le reste, elle se contenta de
me permettre de la suivre en ses promenades habituelles. Et ce
fut ainsi que jappris la douceur de vivre à Venise,
ni en touriste, ni en esthète, ni en snob, mais en dilettante
de la lumière, de la couleur, de la beauté, en
spectateur amusé de la charmante, bizarre, pacifique et
pittoresque vie vénitienne.
Javais, en les quittant, promis
à ces chers et bons amis de revenir lannée
suivante. Je tins ma promesse, mais je ne les retrouvai point.
Quelques mois après mon départ, ils étaient
morts lun et lautre à peu dintervalle.
Je voyageais alors en Russie et ce fut là que jappris
la triste nouvelle. Elle me causa un véritable chagrin,
mais cette perte, au lieu de méloigner de Venise,
my rattacha plus étroitement, bien que, la première
fois où je passai devant le palais de San Trovaso, mon
coeur se serrât en considérant les fenêtres
de létage maintenant vide et dont les volets fermés
portaient, collée, la petite bande de papier qui indique,
à Venise, les appartements à louer. Depuis, je
ne manquai jamais, à chacun de mes séjours, daller
saluer dun souvenir reconnaissant la demeure des vieux
amis qui mavaient initié aux charmes de lexistence
vénitienne, et qui, ainsi quils aimaient à
le répéter avec une amicale fierté, mavaient
« vénitianisé ».
Je létais à un point
qui ne meût guère rendu supportable la vie
dhôtel. La douce hospitalité de mes amis de
San Trovaso men avait évité les ennuis, et
ce fut à eux encore que je dus le logis qui devint par
la suite mon pied-à-terre habituel. Je me rappelai leur
avoir entendu parler dune certaine Casa Trigiani où
ils avaient demeuré, avant de sétablir à
San Trovaso. Cette Casa Trigiani, située sur les Fondamenta
Barbaro, était occupée par deux vieilles demoiselles
qui y disposaient de quelques chambres à louer. Ces chambres
étaient propres et habitables et lune delles
donnait sur un étroit jardin où quelques rosiers
fleurissaient auprès dun cyprès, non loin
dun parterre de sauges écarlates. Les Sorelle Trigiani
avaient je ne sais quoi de cocasse et deffaré qui
me plut. Je devins leur locataire et ce fut chez elles que je
descendis chaque fois que je vins à Venise, cest-à-dire
à peu près chaque année pendant quinze ans.
°
° °
Il fallut, pour que sinterrompît
cette longue et douce habitude annuelle, que des événements
graves eussent bouleversé le cours de mon existence. En
effet, pendant trois ans, je traversai une crise intime particulièrement
douloureuse. Tout ce que jen puis dire (car, comme je lai
déjà déclaré, ce nest pas une
confession que jentreprends ici et ce sont plutôt
des faits que des sentiments que je messaie à rapporter),
tout ce que je puis dire, donc, de cette période de ma
vie, cest quelle fut si profondément troublée
que ma pensée ne me ramena pas une fois au temps heureux
où, à lautomne ou au printemps, je devenais
pour quelques semaines lhôte de la Casa Trigiani.
Pendant ces trois années, je cessai de venir à
Venise et ce ne fut que convalescent dune cruelle maladie,
par laquelle sacheva cette dure épreuve sentimentale,
que je songeai à renouer les liens qui mavaient
attaché si longtemps à la ville charmante où
mappelaient tant daimables et inoffensifs souvenirs.
Peut-être serait-ce là que je me réhabituerais
le mieux à vivre. Je mouvris de ce projet aux médecins
qui me soignaient. Sans lapprouver ils ne sy opposèrent
pas. Mon état de santé nétait plus
tel quun voyage fût par trop déraisonnable.
Le reste de mon mal consistait maintenant en insomnies persistantes
et en appréhensions nerveuses, auxquelles se joignaient
un dégoût sincère de toute société
et un profond besoin de solitude. Venise me donnerait lisolement
souhaité. Pourquoi, en effet, nen pas tenter lexpérience
? Lété et ses fortes chaleurs étaient
à peu près passés. Septembre finissait et
je trouverais bientôt sur la lagune les mélancoliques
et calmes beautés de lautomne vénitien. Cette
perspective me plaisait. Je revis en pensée le cyprès
de létroit jardin de la Casa Trigiani, ses sauges
écarlates. Je réentendis les voix criardes et amicales
des Sorelle, le bruit des socques martelant les dalles des Fondamenta
Barbaro, le cri des marchands ambulants, le « staï
» du gondolier tournant à langle du petit
rio, toutes les rumeurs familières de la Venise populaire,
et, dans le ciel, les belles cloches de la Salute et des Gesuati.
Ma décision était prise. Il ne me restait plus
quà télégraphier aux Sorelle Trigiani
la date de mon arrivée.
Cette dépêche, je me souviens
très bien den avoir rédigé le texte
aussitôt après le départ du docteur. Je métais
levé du divan pour laccompagner jusquà
la porte et, en revenant vers ma table, je pris la feuille de
papier sur laquelle jécrivis le libellé du
télégramme, puis je la donnai, au moins je le crus,
avec deux autres, à mon domestique pour quil les
expédiât à leur destination. Comment se fit-il
que je la retrouvai, cette feuille, quelques jours après,
soigneusement pliée en quatre et glissée dans une
poche de mon portefeuille ? Doù venait cette distraction
? Je ne mappesantis pas outre mesure sur linadvertance
que javais commise. Elle prouvait simplement que la maladie
avait affaibli mes facultés dattention et elle me
rappelait que cétait un convalescent, encore fragile,
qui regardait par la vitre du wagon le paysage dItalie,
car ce fut entre Vérone et Vicence, dans le train qui
memportait vers Venise, que je maperçus de
mon erreur. Il était trop tard pour la réparer
; dailleurs, elle ne saurait avoir grande importance. Les
Sorelle Trigiani, même non prévenues, sarrangeraient
bien pour me loger. Si la chambre donnant sur le jardin nétait
pas libre en ce moment, elles minstalleraient dans une
autre.
Cette perspective, je dois le dire, mennuya
légèrement. Les Sorelle nayant pas répondu
à mon télégramme que, du reste, et pour
cause, elles navaient pas reçu, leur silence eût
dû me paraître insolite. Je me reprochai ma négligence
et jen conçus quelque mauvaise humeur contre moi-même.
Et puis, en somme, pourquoi ce départ hâtif et précipité,
pourquoi navoir pas attendu que ma santé fût
consolidée ? Qui me pressait ? Quallais-je devenir
en cette ville lointaine, avec ma pauvre cervelle endolorie et
mon pauvre coeur inquiet ? Y trouverais-je dans la solitude cette
paix que je cherchais et où je souhaitais dengourdir
ma cruelle mélancolie ? Ne serais-je pas en butte à
toutes les surprises et à tous les caprices de limagination
et, davance, incapable de leur résister, soumis
à tous leurs pièges et à tous leurs prestiges,
exposé sans défense à toutes les douloureuses
et dangereuses fantasmagories du regret et du souvenir ?
Ces réflexions me rendirent assez
pénible le reste du voyage. Cependant, lorsque le train
eut quitté Mestre et que commencèrent à
se montrer les infiltrations stagnantes de la lagune, mon appréhension
se dissipa. En ce temps-là, le rapide arrivait vers cinq
heures et Venise apparaissait au voyageur dans toute sa splendeur
lumineuse, tandis que lon franchissait le pont qui la relie
à la terre ferme. Cette approche de la ville aimée
provoquait toujours en moi une impression de plaisir, indéfinissable,
mais profond
Si, cette fois, je néprouvai
pas ce plaisir dans sa plénitude, je nen ressentis
pas moins une réelle satisfaction lorsque, descendu du
train et sorti de la gare, je vis leau du canal baigner
les marches du quai et, au-dessus des fers des gondoles rangées,
sarrondir dans le ciel le dôme vert-de-grisé
de S. Simeone. Soudain, toute la Venise de jadis revivait dans
mon souvenir et il me sembla, lorsque la rame battit leau
et que la gondole qui memportait vira doucement, que je
laissais derrière moi ma pesante et douloureuse vie dhier
et que je nétais plus quune ombre allégée
qui sen allait dans le silence et la lumière, vers
la paix, le calme et loubli.
Ces pensées moccupèrent
assez pour que je demeurasse presque indifférent au doux
spectacle de Venise retrouvée. Elles me menèrent
jusquà linstant où la gondole aborda
aux marches des Fondamenta Barbaro, en face de la Casa Trigiani.
Elle était bien toujours la même, cette vieille
Casa, avec sa façade couleur docre et ses volets
bruns, sa petite porte, le long de laquelle pendait lanneau
de cuivre de la sonnette. Cet anneau, je le saisis dun
geste que javais fait des centaines de fois. Comme dordinaire,
le carillon se répercuta à lintérieur
de la maison. Aussitôt un pas descendit lescalier.
La personne qui vint mouvrir me regarda avec étonnement,
en considérant la valise que je tenais à la main.
Je nommai les Sorelle Trigiani. Un sourire répondit à
mon interrogation. Depuis trois mois, les Sorelle Trigiani sétaient
retirées à Vicence auprès dun frère
malade ; la maison était louée maintenant en entier
à une famille anglaise
En dautres circonstances, jeusse
supporté aisément cette petite contrariété,
mais mon état de sensibilité maladive men
fit exagérer limportance. Ce léger désappointement
me jeta dans un trouble disproportionné davec sa
cause. Il y a à Venise vingt pensions plus ou moins semblables
à la Casa Trigiani. Je navais que lembarras
du choix, mais cette insignifiante déception était
pour moi comme un indice de fâcheux augure. Cétait
comme une imperceptible rupture dans lensemble dhabitudes
dont la reprise devait contribuer à me faire redevenir
un peu de ce que javais été, quand je me
les étais créées. Une maille du filet avait
cédé, qui devait menvelopper tout entier
de son invisible réseau, et cette déconvenue, minime
en elle-même, mimpressionnait péniblement.
Il ne me restait donc, pour ce jour-là,
quà me faire conduire à lhôtel.
Le lendemain, javiserais à choisir un gîte.
Je donnai au gondolier la première adresse qui me vint
à lesprit. Ce fut, je ne sais pourquoi, lhôtel
Victoria que je lui indiquai, et bientôt après jétais
installé dans une chambre banale, mais assez confortable,
doù je descendis, après mêtre
baigné et apprêté, dans une salle à
manger également confortable et banale. Cétait
lheure du dîner et javais lintention
de me mettre au lit aussitôt après, mais mon repas
achevé et ayant allumé un de ces longs «
virginia » traversés dune paille et dont jaime
le goût âcre et fort, lenvie me prit daller
faire un tour de promenade et je sortis.
A peine dehors, jéprouvai
un sentiment de plaisir. Jétais presque heureux
de me retrouver dans cette Venise nocturne dont javais
si souvent parcouru les inextricables « calli ».
Que de fois, en effet, ne métais-je pas aventuré
dans lobscur et capricieux dédale vénitien
! Jétais arrivé à le connaître
si parfaitement que je my dirigeais avec une certitude
presque absolue. Or, ce soir-là, je maperçus
bientôt que je ne possédais plus mon ordinaire sécurité
dorientation. A plusieurs reprises, je fus obligé
de marrêter, incertain de la direction suivie et
même, une fois, je mengageai dans un de ces «
rami » sans issue et qui aboutissent à un «
rio » devant lequel on est forcé de rebrousser chemin.
Ces petits mécomptes me causèrent un agacement
dautant plus inexplicable que ma promenade navait
pas de but marqué et que rien ne me pressait. Je continuai
donc derrer au hasard. Il me semblait que cétait
le meilleur moyen dapaiser cette sorte de nervosité
qui me tourmentait et qui était due, sans doute, à
la longue immobilité du voyage. Jétais bien
déterminé à vaincre par la fatigue linsomnie
qui mattendait probablement dans ma chambre dhôtel.
Et puis, ces longs vagabondages faisaient partie de mes habitudes
vénitiennes de jadis, de ce jadis auquel je revenais dans
lespoir superstitieux dy retrouver les heures les
plus douces de mon passé !
Cependant la soirée savançait.
Je men apercevais à la solitude croissante des «
calli » que je parcourais et des « campi »
que je traversais. Jadis, cétait cette solitude
qui me plaisait le plus. Jy goûtais ce que lon
a appelé fort justement le « mystère vénitien
» : lallure furtive dun passant, le glissement
dune gondole, le bruit dun talon sur la dalle, légouttement
dune rame dans leau, une voix, un chant, le silence,
les fenêtres encore éclairées des façades
sombres, mais aujourdhui cette Venise nocturne que javais
tant aimée me causait une impression quil métait
assez difficile de me définir à moi-même.
Certes, ce nétait point
la peur. Javais assez vécu à Venise et jétais
assez familiarisé avec les moeurs vénitiennes pour
savoir que le passant y jouit dune parfaite sécurité.
Le rôle des « vigili », ainsi nomme-t-on les
agents de police, est assez restreint. Il se borne à arrêter
quelques ivrognes trop amateurs des « vini nostrani »
et à pincer de temps à autre quelques voleurs.
Hors ces menus méfaits, les Vénitiens sont gens
tranquilles et lon peut errer, de jour comme de nuit, dans
les quartiers les plus éloignés sans avoir à
y craindre de fâcheuses rencontres. Le seul risque est
de sy égarer ou de sy laisser choir dans quelque
rio ; et encore ce dernier inconvénient est-il diminué
par lexcellence de léclairage qui, tout en
conservant à la ville une demi-obscurité pittoresque,
la rend parfaitement praticable au promeneur.
Ainsi, la peur navait aucune part
à cette sorte de malaise sur la nature duquel je demeurais
incertain, et qui avait succédé peu à peu
au plaisir que javais ressenti tout dabord à
fouler la dalle sonore des « calli ». Etait-il dû
à mon état de santé encore précaire
ou était-il la suite de la contrariété assez
vive de lincident de la Casa Trigiani ? Quoi quil
en fût, il nen était pas moins certain quune
appréhension indéfinissable mavait peu à
peu envahi. Cela ressemblait à cette espèce danxiété
que vous cause lentrée dans une atmosphère
psychique chargée dimprévu. Bientôt,
cette angoisse sournoise devint si pénible quelle
me fit hâter le pas, et ce me fut un véritable soulagement,
lorsque, après maints détours dont javais
cessé de contrôler la direction, le hasard ou plutôt
linstinct me ramena vers les lumières de la place
Saint-Marc. Leur vue dissipa rapidement mon trouble et ce fut
dun pas soudain ralenti que je pénétrai sur
la Piazza, qui sétendait à peu près
déserte sous un ciel marbré de gros nuages aux
interstices cloutés détoiles.
Il était alors tout à fait
tard et les promeneurs se faisaient rares sous les Procuraties.
Jai toujours aimé à Venise ce moment où
les célèbres galeries étalent devant les
magasins fermés leurs longs couloirs vides au pavage luisant.
Que de fois, en sortant du café Florian, jy avais
erré, mais, ce soir, las de ma longue course, javais
peu envie dy jouer le péripatéticien solitaire.
Dautre part, je me sentais peu de hâte pour rentrer
à lhôtel. Je me dirigeai donc vers le café
Florian. Ouvert toute la nuit, il est hospitalier au passant
attardé et lui offre lasile de ses salles peintes
et de ses banquettes de velours.
°
° °
Le café Florian se compose, comme
on sait, de plusieurs petites salles contiguës diversement
décorées et qui ont des airs de salon. De ces salons
il en est un que jaffectionnais particulièrement.
Les murs en sont ornés de glaces et de peintures à
la fresque mises sous verre pour les préserver de la fumée
et des dégradations. Ces fresques représentent
les figures costumées de différents peuples. Deux
de ces figures, entre autres, mamusaient : un Turc à
turban et un Chinois avec sa natte. Cétait sous
le Chinois que je prenais place le plus volontiers sur la banquette
de velours rouge, devant une de ces rondes tables de marbre dont
le plateau tourne sur le pied unique qui les supporte. Justement,
ma place préférée était libre quand
je pénétrai dans le salon à peu près
vide. A lautre bout, deux Vénitiens discouraient
en achevant leurs verres deau, et, dans un coin, un vieil
homme au nez rouge lampait les dernières gouttes dun
petit verre de « strega ». Je commandai au garçon
un punch à lalkermès. Avant quil me
leût apporté, les deux parleurs se levèrent
et sortirent. Lhomme au nez rouge les salua de la main.
Cependant le garçon ne tarda pas à revenir avec
le punch demandé. Cest un breuvage rosâtre,
dune saveur à la fois aromatique et fade. Jen
bus quelques gorgées lentement : mon malaise se dissipait
et se changeait en une sorte de bien-être. Cette détente
me fut agréable. Décidément, javais
bien fait dentrer dans ce vieux et cher Florian où
javais jadis passé tant de soirées et de
venir masseoir sous le Chinois. Je me retournai à
demi vers la figure de la fresque. Le Chinois me considérait
avec une bonhomie narquoise et semblait me féliciter de
lui avoir rendu visite avant de rentrer à lhôtel,
où jétais dailleurs bien décidé
à demeurer le moins longtemps possible. Dès le
lendemain, je me mettrais en quête dun logis pour
remplacer la Casa Trigiani. Plusieurs noms de pensions de famille
me vinrent à lesprit : la pension Domenico à
S. Gregorio ; la pension Cimarosa au Campo S. Vitale, dautres
encore. Mais y jouirais-je de la même tranquillité
quà la Casa Trigiani ? Il my faudrait peut-être
subir dennuyeux voisinages. Pourquoi ne pas plutôt
louer des chambres dans quelques vieux palais ? Je les meublerais
sommairement et jy vivrais en toute liberté. Mon
séjour serait assez long pour valoir le petit embarras
de cette installation. Cette idée me plut. Si la chance
me servait, je découvrirais bien quelque demeure pittoresque,
dans un de ces quartiers solitaires où Venise est plus
charmante encore dêtre plus elle-même. Là
peut-être, dans le silence et le calme, retrouverais-je
quelque douceur à lexistence
Pendant que je réfléchissais
ainsi, lhomme au nez rouge avait disparu. Les passants
des Procuraties devenaient de plus en plus rares. Parfois lun
deux sarrêtait un instant, jetait un coup doeil
dans le café et sen allait en fredonnant ou en frappant
de sa canne les dalles retentissantes. Je les regardais distraitement
quand, soudain, mon attention fut attirée par une haute
silhouette plantée devant la vitre et qui agitait les
bras. Un instant après, manquant de renverser du pan de
sa houppelande le verre vide laissé par lhomme au
nez rouge, mon ami Tiberio Prentinaglia était assis à
mon côté sur la banquette de velours et me serrait
les mains en sexclamant :
- A Venise ! A Venise ! et il ne ma
pas averti de sa venue, moi, son cher Prentinaglia ! A Venise
! et depuis quand ?
Si je donne le nom dami au signore
Tiberio Prentinaglia, cest quil se létait
adjugé avec tant de force et de conviction quil
mavait bien fallu me conformer à une volonté
amicale aussi décidée et aussi despotique. Pour
être vrai, je connaissais Prentinaglia depuis nombre dannées,
mais cette connaissance, avec le titre qui sen était
suivi, sétait faite moins par mon choix que par
celui de ce remarquable personnage. Je métais résigné
à la nécessité, car cen est une, pour
quiconque séjourne un peu régulièrement
à Venise, de connaître Prentinaglia. Prentinaglia
sarrange pour rendre la chose inévitable. Il met
un point dhonneur à ce quaucun étranger
néchappe à son amitié, mais il la
sait rendre fort agréable. On devient lami de Prentinaglia,
dabord parce quil le veut, et on le demeure parce
quon ne voudrait pas quil en fût autrement.
Et puis, à Venise, Prentinaglia est un homme indispensable.
Tiberio Prentinaglia est un grand diable,
maigre et dégingandé, un vrai Vénitien du
temps de la Sérénissime République, du temps
de Gozzi et de Casanova. Vêtu damples vêtements,
couvert dune houppelande, coiffé dun large
feutre, il a le visage long et coiffé dun large
feutre, il a le visage long et jaune, muni dun grand nez
dont se rapprochent deux yeux fureteurs et vifs et qui domine
une bouche mince et sinueuse, à la fois bavarde et secrète.
De ce visage Prentinaglia semble masqué. Cela lui donne
une mine de comédie où il y a de la verve, de la
finesse et du mystère. On le sent souple et subtil, bien
quil affecte de paraître véhément ;
mais que de prudence sous sa faconde voulue ! Avec cela, on ne
sait quoi de bizarre, détrange et dun peu
fou. Personnage de comédie et aussi de conte fantastique,
il semble fait de plusieurs êtres superposés. Il
y a en lui des contrastes, mais que de nuances les relient !
Prentinaglia est à la fois superstitieux
et incrédule, chimérique et pratique. On continuerait
ainsi longtemps le jeu des oppositions quil présente.
En somme, et pour tout dire, il est une amusante figure sur qui
lon pourrait discuter aisément, mais on en reviendrait
toujours à cette conclusion quil est lhomme
au monde qui connaît le mieux Venise en son passé,
comme en son présent, en son art et en son pittoresque,
en ses moeurs dautrefois et daujourdhui, en
ses moindres pierres et en ses plus fugitifs reflets. Ajoutons-y
en ses moindres gens, car rien et nul néchappent
à sa vigilance et à sa curiosité. Quand
on a mis le pied à Venise, on appartient de droit à
Prentinaglia, et il ny a pas à sen plaindre,
car il est dune ressource infinie, prêt à
vous servir de guide et dintroducteur, à vous faire
visiter la ville ou à vous faire connaître la société,
à régler les promenades comme à organiser
les rencontres, à vous donner tous les renseignements
dont vous pouvez avoir besoin. Il est la chronique vivante de
Venise, lintermédiaire obligé aussi bien
pour lachat dun tableau que pour lacquisition
dun parapluie. Il sait les tenants et les aboutissants
de tout et de tous. Vénitien de Venise, il y vit et en
vit, car il en vit, et, dailleurs, le plus honnêtement
du monde. Il exerce cent métiers sans en avoir aucun de
défini. Il est lagent des mille combinaisons ingénieuses
ou saugrenues que comporte la vie à Venise. Il soccupe
principalement de vente dimmeubles et il est un peu expert
en tableaux et en objets dart. Il installe des palais pour
de riches étrangers. Ses opérations sétendent
aussi en « terre ferme » : il a des affaires à
Mestre, à Fusine, à Dolo, à Mirà,
à Strà, à Padoue, à Trévise.
De tout cela il tire de quoi habiter un élégant
palazzino meublé à la vénitienne, et où
les bibelots sont à vendre si on len prie ; et cependant,
ces bibelots, il les aime, car mon ami Prentinaglia est un homme
de goût et un érudit. Je me souviens de visites
en sa compagnie aux Archives, à lAcadémie,
où il me charmait par ses connaissances sûres et
précises. Il a fait au Musée civique plusieurs
dons importants, entre autres un admirable théâtre
de marionnettes représentant les personnages de Comédie
et de Carnaval.
Lui-même en est un et non des moins
amusants. On limagine en « tabaro e baüta »
paradant, le masque blanc au visage et le tricorne sur sa perruque.
Il ne manque pas desprit et sa faconde lui en tient lieu
à loccasion. Il sanime, sexcite, puis
tombe dans de longs silences, comme si la ficelle du pantin se
fût cassée
A quoi songe-t-il en ces moments
dabsorption ? A quelque combinaison commerciale ? A quelque
intrigue amoureuse ? Prépare-t-il quelquune de ces
mystifications auxquelles il se plaît parfois ? car cest
encore là un trait de son caractère ; ou médite-t-il
une de ces histoires fantastiques quil aime à conter
et dont il finit par seffrayer lui-même ? car il
est, comme je lai dit, superstitieux. Il croit au Diable,
aux fantômes, aux revenants, aux « esprits »,
comme y croyait le bon Carlo Gozzi sur qui il a écrit
une étude très documentée. Il se vante de
savoir la cabale et que les Gnomes et les Salamandres naient
pas de secrets pour lui. Il prétend même quil
est capable de construire « la pyramide » comme le
faisait Casanova pour le sénateur Bragadin et ses amis.
Tiberio Prentinaglia est peut-être un peu sorcier, mais,
au demeurant, un garçon serviable et un agréable
original qui apporte, à résoudre les difficultés
quil y a à vivre, de la fantaisie et de la virtuosité.
Tel était le personnage qui vint
sasseoir à côté de moi, sous le Chinois
du Florian. Si jai tenu à le décrire avec
quelque détail, ce nest pas quil reparaisse
souvent au cours de ce récit. On ne ly rencontrera
guère quà lépilogue des événements
auxquels je ne puis pas dire quil fut mêlé,
mais dont il contribua cependant à déterminer lenchaînement.
Dailleurs, ny représentât-il que le
hasard, cela justifierait lesquisse un peu poussée
que jai tracée du compagnon, retrouvé, ce
soir-là, de mon ancienne vie vénitienne.
Pour en revenir à son apparition
soudaine en ce café Florian, où jadis nous nous
étions rencontrés si souvent, elle me parut se
produire on ne peut plus à propos pour me tirer dembarras.
Prentinaglia saurait bien me donner quelque adresse de palais
où je pusse louer lappartement que je cherchais
; mais avant de lamener à ce que je désirais
de lui, je sentais quil me faudrait répondre à
quelques questions préalables. Prentinaglia, déjà,
me répétait celle quil mavait posée
en arrivant :
- A Venise et depuis quand ?
- Depuis aujourdhui.
Cette réponse parut rassurer Prentinaglia
à un double point de vue : celui de mes sentiments à
son égard et celui de son impeccable vigilance. Que jeusse
pu être à Venise depuis plusieurs jours sans quil
leût su et sans que jeusse cherché à
le voir, laurait outragé dans son amitié
et mortifié dans sa curiosité. Notez dailleurs
que, depuis trois ans que je nétais venu à
Venise, il ne sétait pas enquis de moi. On nexiste
pour Prentinaglia quà et par Venise. Une fois parti,
on nest plus rien et lon ne redevient quau
retour. Jétais revenu et redevenu. Il en témoigna
par un soupir de soulagement et de satisfaction :
- A la bonne heure, et pour longtemps,
jespère ?
Je fis un signe évasif. De mes
projets, il nen était quun seul dont je souhaitais
entretenir Prentinaglia. Pour le reste, à quoi bon ! A
quoi bon lui avouer ma détresse ? Que pouvait-il contre
mon mal ? Il avait beau être ingénieux et subtil,
que pourrait-il inventer capable de marracher à
moi-même ? Quel exorcisme sa cabale lui fournirait-elle
pour rompre le douloureux sortilège qui me tenait prisonnier
? Tout ce quil pouvait moffrir, cétait
de me procurer cette retraite que je désirais et où
je pensais retrouver lillusion de mon inoffensif passé
vénitien, de ce passé auquel il avait été
mêlé et dont il représentait certaines heures
agréables et pittoresques, celles où nous nous
réunissions, presque chaque soir « sous le Chinois
», en ce même café Florian, avec Otto de Hohenberg
et lord Robert Sperling. Ce souvenir me fournit le moyen de couper
court aux questions de Prentinaglia. Se rappelait-il ce printemps
où, à mon dernier séjour à Venise,
nous nous rencontrions, Hohenberg, Sperling, lui et moi, pour
échanger les nouvelles de la journée ? En ce temps-là
Hohenberg et Sperling étaient tous deux amoureux de lombre
de Catherine Cornaro, reine de Chypre, et se disputaient ses
faveurs. Heureusement quils se réconciliaient ensuite
devant le comptoir de bouteilles de Giacomuzzi.
Cette allusion à notre petit groupe
florianesque fit éclater de rire Prentinaglia :
- Si je me souviens, ami cher, si je
me souviens ! Hélas, ce pauvre Hohenberg ! Sa famille
a fini par se fâcher et la rappelé dans son
château de Bohême. Elle lui a coupé les vivres.
Il a fallu vendre le petit palais, congédier le brave
Carlo et le vieux Pierino, renoncer à la loge au théâtre
de la Fenice et sen aller dans ce diable de burg, plein
de souterrains et de cachettes dont il nous contait de si belles
histoires. Pauvre Hohenberg ! Comme il doit sennuyer là-bas
où il essaie sans doute, devant une chope de bière,
doublier les dédains de linexorable reine
de Chypre ! Mais, par contre, Sperling sest définitivement
fixé à Venise ; il y a même acheté,
peu après votre dernier départ, la Casa degli Spiriti
et il la restaurée magnifiquement. Vous verrez cela,
mon cher.
Cette Casa degli Spiriti est un palais
situé près de S. Alvise, sur cette partie de la
lagune quon nomme la « lagune morte », où
la marée ne se fait presque pas sentir. Cest une
grande bâtisse carrée, demeurée longtemps
inhabitée parce quelle passait pour être hantée.
- Et comment Sperling saccorde-t-il
avec les esprits ?
A cette question, Prentinaglia était
devenu subitement soucieux. Il se caressait le nez dun
air grave. Souvent la gravité nétait chez
Prentinaglia quune feinte qui lui servait à préparer
quelque effet comique, mais cette fois, il semblait grave pour
de bon. Il jeta autour de nous un regard circonspect pour sassurer
que personne ne nous observait. A cette heure tardive, le Florian
était vide et cependant Prentinaglia baissa la voix :
- Mon cher, je ne sais pas comment Sperling
saccorde avec les esprits, mais vous avez tort de plaisanter
de ces choses, car il sen passe ici de bien extraordinaires.
Foi de Prentinaglia, on se croirait revenu au temps où
le bon Carlo Gozzi se plaignait des tracasseries occultes auxquelles
il était en butte. Il y a de quoi faire réfléchir
les plus sceptiques.
Il paraissait tout à fait sérieux,
mais je me méfiais de son goût pour la mystification.
- Voyons, Prentinaglia, expliquez-vous.
De nouveau, il regarda autour de nous,
comme pour sassurer que nulle oreille indiscrète
ne nous écoutait, mais était-ce une préoccupation
véritable ou un simple manège destiné à
piquer ma curiosité ? Enfin, il se décida, baissa
encore la voix et, dun ton confidentiel, me dit :
- Vous savez que je naime guère
aborder certains sujets avec les incrédules, mais je vous
en ai trop dit pour en rester là. Eh bien ! oui, il se
passe ici des choses extraordinaires. Tenez, jugez-en. Vous nêtes
pas pressé de rentrer à lhôtel ?
Je fis : non, de la tête. Il continua
:
- Vous connaissez Taddeo Talventi, le
directeur du Musée civique ? Cest un homme froid,
taciturne, méticuleux, sans imagination, comme nous en
avons quelques-uns en Italie. Il y a trois jours, il me fait
appeler, ayant, dit-il, à me consulter sur un cas embarrassant.
Vous vous rappelez, nest-ce pas, dans la salle IV du Musée,
celle qui contient le tapis persan offert à la République
de Venise par Chah-Abbas, la vitrine où se trouvait un
petit buste en pâte tendre ? Vous voyez ce que je veux
dire, un charmant petit buste de settecento, si expressif, si
vivant !
Prentinaglia avait appuyé sur
le mot « vivant ».
Je me souvenais, en effet, parfaitement
bien. Javais souvent admiré ce précieux bibelot,
qui mavait frappé par sa qualité artistique.
Lhomme représenté, quelque patricien de Venise
sans doute, attirait nécessairement lattention.
Sa figure était étroite, maigre, distinguée,
avec un nez long et une bouche sensuelle. Tout dans ce personnage
disait le voluptueux et lamoureux. Il avait dû aimer
passionnément la parure, la table, les fleurs, les femmes,
mais il y avait aussi sur ce visage lexpression dune
insatiable curiosité. De quoi avait-il été
si curieux, ce seigneur vénitien : des secrets de son
coeur ou des secrets de lEtat ? Que de finesse dans cette
physionomie attentive et ardente ! Et quelle vie avait-il vécue
? Quelles aventures avaient été les siennes ? Quel
nom avait-il porté ? Plus dune fois javais
interrogé Prentinaglia sur lorigine de ce buste.
Prentinaglia, je me le rappelais fort bien, sen était
enquis auprès du directeur du Musée, mais on navait
pu le renseigner. On ne savait plus à quelle époque
le buste était entré dans les collections. La fiche
le concernant avait été sans doute égarée.
Le catalogue ne portait aucune indication. Tout ce que lon
avait pu dire, cétait que lobjet figurait
depuis longtemps dans les vitrines. Quant à lidentité
du personnage, même ignorance. Linconnu semblait
sen amuser en son énigmatique et fin sourire. Tous
ces détails me revenaient à lesprit avec
linterrogation de Prentinaglia.
- Certes oui, ami Prentinaglia, je me
rappelle ce buste. Cest une des figures sur lesquelles
se lit le mieux la vieille finesse vénitienne, si diplomatique,
si avisée, son amour de la vie élégante,
passionnée
Et quest-il arrivé à
ce buste ?
Prentinaglia me regarda fixement, releva
ses gros sourcils et se pencha vers moi :
- Il lui est arrivé, mon cher,
quil est parti.
- Parti !
Tiberio Prentinaglia fit un signe affirmatif
:
- Oui, parti
Depuis une semaine,
il a disparu, et toutes les recherches pour le retrouver ont
été infructueuses. Taddeo Talventi ma fait
appeler et ma conté laffaire. Vous conviendrez
quelle est étrange. La vitrine est intacte. La serrure
na pas été touchée. Aucune trace deffraction,
rien, et cependant le buste nest plus là
Prentinaglia se tut et me regarda comme
pour juger de leffet de sa révélation. Il
reprit :
- Eh bien, mon cher, quand je vous disais
quil se passe ici des choses mystérieuses, incompréhensibles
et inexplicables comme au temps où notre Carlo Gozzi consignait
dans ses mémoires les étranges manigances dont
il était lobjet de la part des puissances occultes
! Et ne malléguez pas que laffaire du buste
est dordre naturel et quelle séclaircira
delle-même un beau jour
Non, lenquête
a été conduite minutieusement, mais elle na
donné aucun résultat. Ah ! je vous assure que Taddeo
Talventi nen mène pas large
Je considérais Prentinaglia avec
attention. Certes, lhistoire quil me contait était
étrange, mais était-elle vraie ? Ny avait-il
pas là quelque invention de sa part ? Voulait-il me mystifier
? Mais pourquoi ? Il navait nullement lair de plaisanter.
Tout à coup, il enleva son feutre et passa plusieurs fois
la main sur son front. Pendant quil se taisait et semblait
absorbé dans ses réflexions, javais tiré
ma montre. Elle marquait deux heures du matin, et, soudain, je
me sentis brisé de fatigue. Limpression de malaise
que javais éprouvée, durant ma promenade
daprès-dîner, me revenait de nouveau. Enfin,
Prentinaglia rompit le silence en frappant brusquement sur la
table pour réveiller le garçon qui sommeillait
dans le salon voisin. Pendant que lhomme déposait
la monnaie dans la petite soucoupe de métal qui sert à
cet usage, Prentinaglia me dit :
- Allons, mon cher, il faut rentrer,
car je prends demain matin lexpress pour Rome où
je vais rejoindre lord Sperling, avec qui je dois faire un tour
en Sicile. Aussi, quelle chance de vous avoir rencontré
ce soir ! Mais pourquoi, diable, vous ai-je raconté toutes
ces étrangetés ? Bah ! vous nêtes pas
superstitieux, vous.
En me disant cela, Prentinaglia me considérait
avec une attention presque gênante. Voulait-il se rendre
compte de leffet que son histoire avait produit sur moi
? Sans doute mon visage décelait létat de
malaise où je me trouvais, car il me saisit par le bras
:
- Et ce fou de Prentinaglia qui oublie,
pauvre ami, que vous venez de faire vingt-quatre heures de chemin
de fer, et qui vous tient là à bavarder ! Quel
bourreau ! Je vais vous reconduire à votre hôtel.
Où êtes-vous descendu ?
- A lhôtel Victoria, mais
je compte y rester juste le temps de trouver quelque chose.
Et comme nous tournions le coin de la
Frezzaria, tout en marchant jexpliquai à Prentinaglia
lincident de la Casa Trigiani et le projet que javais
formé. Il mécoutait en laissant traîner
sa canne sur les dalles. Nous arrivâmes ainsi jusquà
la porte de lhôtel.
- Plusieurs chambres
un quartier
tranquille
Oui, je vois ce quil vous faut et jai
peut-être votre affaire. Mais comme je regrette ce malencontreux
départ et de ne pas être là pour vous aider
! Enfin je vous enverrai ladresse demain matin, avec les
renseignements pour la location des meubles. Dailleurs,
je serai de retour dans quelques semaines et nous nous retrouverons
« sous le Chinois ». Sperling sera charmé
de vous savoir ici. Allons, cher, une bonne nuit. Pas de mauvais
rêves et que notre Venise vous soit douce.
°
° °
Fut-ce la fatigue du voyage, une certaine
nervosité, due aux incidents de cette première
soirée à Venise, mais je dormis assez mal, dun
sommeil à la fois pesant et incomplet doù
je me réveillai le lendemain, juste à temps pour
entendre frapper à ma porte.
Le portier mapportait une lettre.
Je reconnus lécriture fantasque de Tiberio Prentinaglia
et le cachet qui fermait lenveloppe. La bague dont il portait
lempreinte était formée dune cornaline
gravée de signes cabalistiques. Elle avait appartenu à
quelque adepte des sciences occultes, comme il y en eut tant
à Venise au XVIIIe siècle. Ce bijou sadaptait
parfaitement aux allures de sorcier quaimait à se
donner le signore Prentinaglia et qui étaient une des
facettes de son multiple personnage, mais, en ce moment, ce qui
mintéressait surtout en lui, cétait
sa parfaite connaissance de Venise, grâce à laquelle
je ne doutais pas quil ne meût découvert
un logis à ma convenance.
Ce fut dans cette pensée que je
rompis la cire conjuratoire. Prentinaglia mécrivait
:
Mon cher et bien cher ami,
Puisque vous désirez devenir tout
à fait Vénitien, je vous conseille de vous rendre
le plus tôt possible au numéro 796 des Fondamenta
Foscarini. Vous y sonnerez à la porte du vieux Palazzo
Altinengo ai Carmini. La signora Verana vous ouvrira et vous
fera visiter les pièces quelle a à louer.
Je ne connais rien de plus séduisant dans la Venise du
settecento. Avec les quelques meubles nécessaires, votre
« mezzanino » sera digne du galant Casanova lui-même
et du chimérique Carlo Gozzi. Voici les adresses où
vous vous procurerez ce dont vous aurez besoin. La signora Verana
vous rendra tous les soins désirables. Dès mon
retour, je viendrai vous voir en votre logis. Quant à
la date : *Non so*, comme nous disons à la vénitienne.
Je vous serre la main à la française.
Votre tout dévoué.
TIBERIO PRENTINAGLIA.
Je repliai le papier. Je me sentais,
lavouerai-je, un peu déçu sans me rendre
compte, tout dabord, doù venait cette déception.
Après quelques minutes de réflexion, jen
découvris la cause. Prentinaglia me donnait bien les renseignements
demandés, mais sa lettre ne faisait aucune allusion à
notre conversation de la veille. Pas un mot de cette bizarre
histoire de buste disparu en des circonstances mystérieuses.
Enfin, lessentiel était ladresse quil
mindiquait et que je me répétai plusieurs
fois en préparant mes ustensiles de toilette : Palazzo
Altinengo ai Carmini, Palazzo Altinengo
Je connaissais à Venise deux palais
Altinengo, mais je dus constater que jignorais lexistence
de celui que me signalait Prentinaglia et quil disait situé
près des Carmini. Par contre, léglise des
Carmini métait familière, surtout en raison
de son voisinage avec la « Scuola » du même
nom et les charmantes peintures de Tiepolo. Plus dune fois
javais sonné à la porte de la Scuola et payé
au custode le billet dune lire qui permettait de pénétrer
dans lédifice, de gravir son escalier à voûtes
de stuc et de contempler au plafond de la grande salle les saintes
et voluptueuses figures dont la grâce tiépolesque
donnait à ce lieu, à la fois, laspect dun
oratoire et dune salle de bal. Léglise et
la Scuola mavaient donc souvent attiré dans ce quartier
de Venise dont je goûtais le caractère populaire,
qui saccentuait surtout au Campo Santa Margherita.
Ce Campo est, avec celui de S. Polo,
un des plus vastes de Venise. Il ne se recommande par aucun monument
spécialement intéressant, mais jen aimais
létendue dallée et lentourage de pauvres
maisons et de pauvres boutiques : petites épiceries, fruiteries,
magasins de faïences et détoffes communes.
Jaimais les bandes denfants déguenillés
qui laniment de leurs gambades, les femmes aux longs châles
qui le traversent, les marchands de friture et de « calamaï
», les vendeurs de polenta en plein vent, son va-et-vient
bruyant où ne se mêlent que de rares touristes,
la plupart se rendant aux Carmini et à la Scuola en gondole
et par les canaux.
Ce nétait pas par ce moyen
que je comptais me mettre à la recherche de mon palais
Altinengo. Au contraire, je me promettais le plaisir dune
longue promenade à pied. Je ny éprouverais
plus, je lespérais bien, ce singulier malaise qui
mavait saisi la veille, durant ma course nocturne, et dont
il me restait encore une sorte danxiété physique,
dont sans doute auraient raison le grand air et la lumière
dune belle journée.
Je me résolus à la commencer
par un déjeuner au restaurant
Celui vers lequel
je me dirigeai est à peu de distance de lhôtel,
et lorsque jeus commandé un plat de « scampi
» et une bouteille de « valpolicella », mangé
les délicats crustacés et bu quelques verres de
vin mousseux, je me sentis dans un parfait équilibre desprit.
Depuis longtemps, jétais déshabitué
de cette impression et jen attribuai le retour à
la pacifiante atmosphère de Venise. Navais-je pas
eu raison de demander asile à lhospitalière
et silencieuse cité ?
Ces pensées moccupèrent
jusquà linstant où, ma note payée,
le garçon approcha la « candela » pour que
je pusse y allumer mon « virginia » dont javais
soigneusement extrait la paille. Les premières bouffées
tirées, je consultai ma montre. Il était temps,
par les pistes dallées des « calli », de gagner
les Carmini et le palais Altinengo. Je me levai donc et me mis
en chemin et, par S. Fantin, S. Maurizio et le Campo Morosini,
jatteignis le Ponte « dell Accademia »,
qui traverse le Grand Canal en sa glorieuse perspective.
Cette vue mest familière,
certes, mais elle excite toujours mon admiration et je ne revois
jamais la noble courbe de cette magnifique avenue deau
sans être ému de sa beauté. Ce sentiment
fut si fort que jeus quelque peine à continuer ma
route. Elle me menait à travers un des quartiers de Venise
que je préfère et dont javais bien souvent
parcouru les étroites « calli » et les tranquilles
« fondamenta ». Mais aujourdhui je nétais
pas en humeur de flâner ; une sorte de hâte me pressait
darriver à ce palais Altinengo que mavait
indiqué Prentinaglia. Aussi, par la voie la plus directe,
macheminai-je vers léglise des Carmini.
Une fois là, il ne me fut pas
difficile de découvrir les Fondamenta Foscarini. Ils longent
le rio di Santa Margherita et commencent en vue de léglise.
Cest une étroite bande de quai, le long dun
parapet, et que bordent des maisons assez minables et de modeste
apparence. Deux bâtisses, cependant, sy distinguent
des autres et sont visiblement danciens palais déchus
de leur antique splendeur, et loués par parties. Lun
des deux, le Foscarini, a donné son nom aux Fondamenta
; lautre est lAltinengo, de dimensions moindres,
mais également délabré. Construit au XVIIIe
siècle, il comportait trois étages au-dessus dun
« mezzanino ». La façade, badigeonnée
dun crépi grisâtre, sécaillait
par places ; mais les belles lignes de larchitecture, lharmonie
des fenêtres à balcons ventrus révélaient
encore ce quavait dû être jadis lédifice.
Une sorte de portail à colonnes, surmontées de
vases de pierre, le précédait. Sur une de ces colonnes,
des sonnettes apposées correspondaient aux différents
étages du palais. Celle de lentresol portait le
nom de la signora Verana.
Avant de tirer lanneau de fer de
cette sonnette, je me reculai jusquau parapet pour considérer
de nouveau ce palais Altinengo qui, sur les indications de Prentinaglia,
allait devenir mon logis. Les fenêtres du mezzanino montraient
seules la bande de papier qui signale les appartements à
louer. Les autres étages semblaient habités. Aux
balcons de lun deux étaient tendus des stores
de couleur ocre ; à un autre, des pots de fleurs étaient
suspendus en des espèces de paniers à salade. Les
volets fermés du mezzanino étaient peints dun
vert délavé. Laspect général
de la demeure, misérable et peu engageant, attestait une
caducité avancée, mais javais confiance dans
le goût de mon ami Prentinaglia, et délibérément
je tirai la sonnette qui devait me mettre en présence
de la signora Verana et me donner accès au palais Altinengo.
Après un grincement, un carillon
retentit, lointain, fêlé. Jattendis un instant.
Personne ne vint. Le portail demeurant clos, je sonnai de nouveau.
Pas de réponse. Décidément la signora Verana
avait loreille dure. Je fis quelques pas en arrière
et considérai de nouveau la façade du palais. Le
soleil, tout à lheure voilé dun nuage,
léclairait à présent et mettait à
nu toute sa vétusté et toute sa misère.
Cette constatation, qui aurait dû méloigner,
me plut, au contraire, singulièrement. Soudain, je ressentais
pour ce palais branlant et déjeté un attrait inexplicable,
et que pourtant je tentai de raisonner. Il était à
la fois si noble et si piteux, ce Palazzo Altinengo, si lépreux
et si morose ! Et puis, quel silence alentour ! Le Campo, devant
léglise des Carmini, était désert.
Sur le pont, personne. Sur le rio, deux grosses barques vides,
amarrées, geignaient doucement sur leurs chaînes.
Dans leau, couleur de jade, des fanes de légumes
flottaient. Tout cela avait je ne sais quoi dhumble et
de mystérieux, et formait un cadre si approprié
à ce vieux palais déchu qui semblait prêt
à vaciller sur ses pilotis rongés ! Non, je nhabiterais
pas autre part à Venise, malgré lobstination
de cette signora Verana à ne pas répondre à
mon appel. Une fois de plus, je resonnai sans résultat
; enfin, agacé, je tirai lanneau de la sonnette
correspondant à lun des autres étages. Tant
pis pour le locataire que je dérangerais ainsi !
Javais eu la main heureuse, car,
à lun des balcons ventrus, sous le store de toile
ocre, un vieil homme se pencha. Du haut de cette tribune improvisée,
le vieil homme mexpliqua que la signora Verana était
aujourdhui à Mestre, mais quelle serait sûrement
de retour le lendemain dans la matinée. Cette nouvelle
me rassura, car dici à demain personne ne louerait
cet appartement que, je ne savais trop pourquoi, je considérais
déjà comme le mien. Elle me déçut,
car jaurais voulu pénétrer immédiatement
dans le palais Altinengo. Cet empressement, dailleurs,
ne fut pas sans métonner quelque peu. Depuis mon
mal et mes chagrins, depuis que la vie nétait plus
pour moi quune suite dactes sans intérêt,
indifféremment répétés, cétait
la première fois que jéprouvais un désir.
Je ne pouvais pas plus empêcher
que la signora Verana fût à Mestre que demeurer
indéfiniment à contempler cette porte close, dautant
que le ciel de nouveau sassombrissait et que les nuées,
dabord éparses, sunissaient pour le tendre
dun tissu brumeux. Après donc un dernier regard
au palais Altinengo, je macheminai au hasard, par les «
calli » voisines, tout en réfléchissant à
létrange intérêt que prenait soudain
pour moi cette façade de palais délabré,
vers lequel menvoyait le geste indicateur et cabalistique
de mon ami Tiberio Prentinaglia, grand expert en locations et
grand connaisseur de la mystérieuse Venise. Quelques gouttes
de pluie me tirèrent de ces réflexions que javais
dû poursuivre assez longtemps, car je ne les interrompis
quà une certaine distance des Carmini et à
côté de léglise dédiée
à S. Giovanni Decollato, dont le dialecte vénitien
a fait S. Zan Degolà. Je me souvins alors que jétais
justement à quelques pas du Musée civique. Pourquoi
ne point my abriter pour laisser passer laverse ?
Si elle durait, le « vaporetto » qui fait escale
au Fondaco dei Turchi, où est installé le Musée,
me ramènerait à la place Saint-Marc.
Toute la vieille Venise revit dans ces
salles du Musée civique et javais jadis passé
bien des heures à examiner les mille objets qui composent
ce répertoire si évocateur des anciennes moeurs
vénitiennes : estampes, armes, étoffes, costumes,
meubles, reliures. Mais, ce jour-là, à peine un
regard donné à la grande galerie où limage
de Morosini le Péloponnésiaque se dresse parmi
des trophées de drapeaux, je me dirigeai avec un empressement
subit vers la vitrine où javais jadis, plus dune
fois admiré le petit buste du gentilhomme vénitien
dont Prentinaglia mavait conté, la veille, la mystérieuse
évasion. Avec curiosité, je mapprochai. La
place du buste demeurait vide, mais aucun des objets qui lentouraient
ne manquait. Toujours les mêmes vases en faïence de
Bassano et de Nove, les mêmes tasses en porcelaine blanche,
ornées de petits paysages dorés. Seul était
absent le mystérieux patricien au sourire énigmatique.
En quelles mains était-il tombé ? Pourquoi le voleur,
parmi tant dobjets précieux que contenait le musée,
avait-il choisi justement celui-là ? Quelles pouvaient
bien avoir été les raisons de ce singulier larcin
?
Car il y avait bien eu vol, et Prentinaglia
perdait son temps à vouloir me mystifier avec ses histoires
fantastiques. A quel mobile obéissait-il ? Je lui en voulais
un peu de ses divagations saugrenues. Il me jugeait bien crédule,
mais je nétais nullement disposé à
me laisser troubler par de pareilles billevesées. Lhypothèse
dun vol paraissant sans doute trop simple à mon
ami Prentinaglia, il lui en substituait une autre qui plaisait
davantage à son imagination. Pourtant, ce vol, en tant
que vol, demeurait intéressant, par ce quil y avait
dinexplicable en ses mobiles qui dénotaient une
volonté bien particulière. Quelque collectionneur
acharné avait-il employé ce moyen de sapproprier
cet objet curieux ? Quel rapport cela pouvait-il bien avoir avec
les événements surnaturels dont Venise, au dire
de Prentinaglia, était devenue le théâtre
et au sujet desquels je demeurais fort sceptique ?
Jen étais là de mes
rêveries, quand elles furent interrompues par la toux proche
de lun des gardiens. Ma longue station devant la vitrine
avait dû attirer son attention. Ce brave homme avait certainement
pour consigne douvrir loeil sur les visiteurs et
je devais lui paraître suspect. Quil ne savisât
pas, au moins, par excès de zèle, de me faire arrêter
! Ma visite du lendemain à la signora Verana en eût
été compromise, et ceût été
là un mauvais tour que meût joué le
malicieux gentilhomme vénitien. Je navais rien fait
pour mériter quil exerçât contre moi
sa malice. Il en donnait assez de preuves par sa mystérieuse
disparition pour navoir besoin dy ajouter aucun nouvel
exploit.
Ces pensées mamusèrent,
tandis que je regagnais à pied mon hôtel et elles
moccupèrent encore lorsque, le soir, après
dîner, je fus allé masseoir au café
Florian.
Je ne my trouvai pas seul, bien
que ni Prentinaglia, ni Sperling, ni Hohenberg, aucun de mes
compagnons dautrefois, ny eussent pris place à
mes côtés « sous le Chinois ». Jy
avais, sans men douter, amené avec moi mon Vénitien
inconnu. Distinctement, je revoyais sa fine et narquoise physionomie,
et curieusement jinterrogeais son image. Quavait-il
fait dans la vie pour quil en eût gardé ce
sourire à la fois complaisant et mélancolique ?
De cette Venise du XVIIIe siècle, dont la mode de son
costume et la forme de sa perruque lattestaient contemporain,
il avait dû connaître tous les plaisirs, toutes les
grâces, tous les raffinements. Il avait dû aimer
et être aimé. Lamour lui avait-il été
doux ou amer ? A quoi pensait-il en se promenant sous ces mêmes
arcades des Procuraties, coiffé du tricorne, couvert de
la baüta et le visage dissimulé par le masque de
carton blanc ? Mais de tout ce quil avait fait, de tout
ce quil avait été, il ne restait que ce buste
fragile aux yeux narquois et à la bouche fine, que ce
buste énigmatique auquel lévénement,
après tout singulier, de sa disparition ajoutait quelque
chose de plus énigmatique encore. (suite)