Cest à
quinze ans que le Bateleur a pris son nom: quand jinterroge
les tarots, quand je leur demande quelle est ma place dans lunivers,
systématiquement, je trouve le Bateleur... Puisque cela
mest destiné, je le garde.
Le Bateleur a eu un sacré destin,
et il nest pas certain que les tarots aient prévu
quà lâge de 33 ans il jouirait dune
certaine notoriété comme artiste peintre dessinateur
pochoiriste. Il est né à Ménilmontant, rue
de la Mare, à laube du 14 août 1961, la
nuit où lon construisait le mur de Berlin!
Il avait 3 ans, et 4 frères et surs quand sa mère
a disparu. Son père, pompiste dans un garage, na
pas pu, ou na pas su, soccuper de ses enfants. À
3 ans, Le Bateleur sest retrouvé dans la rue: Entre
3 ans et 10 ans, jai vécu
dans la rue, en grappillant dans les
vergers, en maraudant chez les boulangers, en allant de temps
en temps chez mon père, ou chez ma grand mère.
Quand sa grand mère impotente est
morte dun cancer, ma vie a basculé: jai
été arraché de force à ma famille,
et trois jours après, jétais dans un train,
direction un foyer de la DASS, en Savoie! Il y passera
8 ans. Il voulait être artiste peintre (il dessinait depuis
lâge de 6 ans): on lui a donné une formation
de cuisinier! Matériellement, ce foyer était irréprochable.
Affectivement, cétait insupportable: nous
navions aucun amour, aucune tendresse: jamais un baiser,
jamais un sourire.
Cette société qui avait
bousillé mon enfance
À sa majorité, à 18
ans, il est sorti du foyer avec un sac, son CAP de cuisinier,
et 7.000 francs en poche. Je ne suis pas allé loin;
jétais complètement révolté:
javais envie de tout faire pour détruire la société,
par vengeance contre cette société qui avait bousillé
mon enfance. Il est devenu un voleur et un drogué.
Il a fait au total trois ans de prison!
Jai été un naufrage
total, reconnaît aujourdhui le Bateleur avec
beaucoup de franchise... Un jour, jétais arrivé
à lultime limite, javais ma dose dhéroïne
et jétais décidé à en finir...
quand jai rencontré une femme. Elle a voulu un enfant...
jai décidé de suivre une cure de désintoxication,
très pénible... depuis, je ne touche plus aux drogues
dures; cela me dégoûte!
Le Bateleur a acheté un bar dans
le midi; il a voyagé, et a vécu aux Antilles. Depuis
son retour en France, il bombe. Aujourdhui,
je suis un vrai rebelle; mais jemploie les bonnes armes:
la poésie, lart! On ne peut pas empêcher un
artiste de créer. Installé dans lespace
artistique de la rue des Cascades -- une ancienne usine occupée
par des artistes -- Le Bateleur passe son temps à peindre
et à faire des pochoirs.
Le Bateleur se bat pour faire arrêter
le massacre du quartier: Je travaille dans les quartiers
condamnés, où les gens sont concernés; mais
je ne réserve pas mes pochoirs aux immeubles déjà
murés: je nhésite pas à bomber sur
les bâtiments publics, les écoles, pour que les
enfants les voient; je reproche aux gens de ne pas se sentir
concernés jusquau jour où ça leur
arrive.
Le Bateleur a une collection de près
de 80 différents modèles de pochoirs, où
se côtoient des personnages aussi différents que
Charlie Chaplin, Einstein, Zapata, le Boudha, une petite fille,
un danseur africain, Isis... Lancien élève
cuistot de la DASS passe jusquà 35 ou 40 heures
pour découper la matrice dun pochoir! Ses pochoirs
sont accompagnés de légendes qui soulignent son
message: Un mur! Cest avec des choses simples que
les promoteurs aident à trépasser lhiver!
Cest, dit-il, ma réponse aux affiches de la
Mairie de Paris qui proclament Un lit.. Un repas... Cest
avec des choses simples que la Mairie de Paris aide les SDF à
passer lhiver!
les textes naissent avec chaque pochoir...
jai commencé à les travailler après
avoir été expulsé du supermarché
de lart! Depuis son retour à Paris, il y a
3 ans, Le Bateleur na pas cessé de squatter: il
est passé du couvent des Récollets, au supermarché
de lart, à la rue de Trévise, et aujourdhui
à lespace de la rue des Cascades -- quil ne
désespère pas de sauver avec une subvention de
lUEE. Ce que nous disons, nous, à tous ces
promoteurs, tient en quelques mots: vous fermez des lieux
pendant 5 ou 10 ans avant de les détruire! Pendant ce
temps-là, prêtez les, mettez les à la disposition
dorganismes, pour des artistes ou pour les SDF. Prêtez-les,
le temps que vous nen faîtes rien.
Le Bateleur vit avec un budget dérisoire:
2.000 francs par mois. Il en réinvestit 1.500 F pour la
peinture, et il lui reste 500 francs! Je mange un sandwich
par jour, et jachète un paquet de tabac tous les
trois jours... Je nachète jamais de fringues: tout
ce que je porte, je lai récupéré dans
des poubelles. Pourquoi aime-t-il tant le personnage de
Zapata? Cétait lhomme le plus pur, le
plus intègre que lon puisse imaginer, alors que
cétait un riche propriétaire! Cest
un révolté viscéral, qui a fait que le Mexique
est un pays libre... à la différence de Pancho
Villa, qui a vite été récupéré.
Le Bateleur ne veut surtout pas se laisser récupérer:
à la différence de certains de ses collègues
pochoiristes qui salignent sur le marché de lart,
et vendent leurs oeuvres plusieurs milliers de francs, Le Bateleur
ne vend rien au-dessus de 1.000 francs. Et dans la rue il distribue
souvent gratuitement ses pochoirs. Mais par moment il se laisse
gagner par le doute: Je me considère comme un bon
ouvrier, mais je nai même pas le salaire dun
RMIste! Jarrêterai peut-être le pochoir, parce
que la reconnaissance nest pas ce quelle devrait
être... Peut-être mon ultime pochoir aura-t-il pour
texte: Mort davoir trop donné... merci de
ne pas loublier.
Droits de Reproduction strictement réservés
© Chris Kutschera 2002. Article écrit
en 1994.
Le
Bateleur nous a quitté en 1996. Il ne découpera
plus ses petits cartons et n'enchantera plus les murs de nos
villes. Il n'a pas été "récupéré",
comme il disait. Non, mais il nous manque...
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